XI
Joseph courait encore. Depuis trente minutes peut-être. Comment savoir ? Après la galopade du début, il s’était effondré au premier carrefour sur une pile de gravats laissée là par des cantonniers pour la nuit ; asphyxié par le sauve-qui-peut, par ce policier imaginaire qu’il sentait sur ses talons.
Il était pourtant bien seul. Les plantons du commissariat ne sont pas payés pour jouer les lévriers dans les rues du XVIIe. Un maton ventru, un bon père de famille à moustaches, ça ne court plus après trente ans.
Mais Joseph s’était relevé à la hâte et avait repris la fuite quand même. Pas besoin de chasseur. Depuis qu’il s’était expulsé du commissariat au bout de cet interminable couloir, ses jambes avaient oublié l’allure de la marche. Depuis qu’il s’était fait recracher par sa prison, dans son cerveau secoué par la course, les mots tournoyaient ; comme un fond de marais dérangé à coup de godasses de curé, délayé dans les humeurs glauques de son encéphale. Des mots sans but, emportés par les volutes.
Fuyard, criminel, gibier, innocent.
Raymond, Lucrèce, Éloïs, Lucille.
Lucrèce.
Asile, refuge.
Messe noire. Baphomet.
Satin, chemise, soutane et pantalon.
Des centaines de mètres de trottoir avaient défilé. Il avait tourné à chaque coin, une fois à droite, une fois à gauche. Puis, il avait trouvé son rythme.
Il soufflait sa gorgée d’air toutes les deux enjambées. Il aurait pu tenir des heures. Alors, dans sa tête apaisée, les mots les plus lourds avaient sédimenté, ne laissant tournoyer que le plus vivace : pantalon.
Pantalon ! Parce qu’il n’en pouvait plus de cette maudite soutane, cette entrave qui ralentissait sa fuite, ce déguisement qu’avait moqué le joueur d’orgue devant Lucille, le symbole de son avenir tout tracé, un avenir d’évêque Grabeuf. Cette robe enfin qui l’empêchait d’être un homme. Guidé par ses jambes d’automate, c’est bien chez lui qu’il rentrait. Il se débarrasserait de son uniforme qu’il ne supportait plus. C’était le plus urgent. Et après, on verrait. En pantalon, il serait quelqu’un d’autre.
Il y eut un bruit derrière. Assez loin. Un objet qui tombe, un rat qui prend la fuite, un policier qui rattrape son retard. La surprise lui fit faire une embardée. Il trébucha sur un trottoir trop haut. Trois pas désordonnés, sa main qui effleure le sol.
Et toutes les idées alluvionnaires qui croupissaient au fond de sa tête relancèrent leur maelström.
La police, la prison, Raymond, les implexes.
Le fourgon, la cérémonie, le sorcier en robe de satin, la chemise blanche du condamné, Raymond encore, posé sur sa chaise.
Lucrèce, Lucrèce, le duvet noir sur sa nuque.
L’image cinématographique, l’homme diaphane flottant par-dessus le filet métallique, puis l’athlète au torse nu qui prend sa place, Baphomet.
Et Éloïs, Éloïs qui disparaît, avalé par les appareils de cuivre du prestidigitateur.
Le 5 de la rue Galvani, le petit Marcel et ses démons. Baphomet.
Marcel sur sa civière, la théorie de l’Au-delà, monsieur le professeur Joseph Sterbing, le métropolitain.
Lucille, Lucille qui pleure sur un banc.
La petite porte en fer, l’évêque Grabeuf, l’ordination jeudi prochain, Saint-Joseph-des-Morts, Lucille, une mèche blonde que le vent du pont d’Arcole fait caresser le lobe d’une oreille.
Et puis les cadavres de l’attentat sous leurs linceuls, l’odeur apaisante de la mort, et sa mère, sa mère couchée à ses côtés.
Il passa un coin de rue, le crâne empli de son tourbillon fangeux. Sans voir le gros chien jaune et sa charrette. Le cri de l’animal déchira le silence. Le jappement aigu et ridicule de la patte écrasée par son godillot fila en ricochant sur les façades.
Joseph caressa la tête du labrador qui baissa les oreilles et remua mollement la queue pour s’excuser d’avoir crié. Le chien était harnaché à une charrette de laitier encadrée de trois enfants, un garçon et deux filles. Douze ans, pas plus. Sûrement moins. Les habits pour la rue, les chandails empilés, les jupes sans ourlet usées à la bonne longueur à force d’avoir frotté contre le trottoir. Et puis le trésor dans la charrette, les trois dames-jeannes dépareillées pleines à ras bord de lait tout blanc.
« Bonjour mon père.
— Bonsoir. Excusez-moi. J’espère que je ne lui ai pas fait trop mal.
— C’est rien. Vous nous avez fait peur.
— Désolé. Que faites-vous dans la rue à cette heure ?
— On livre le boulanger comme tous les matins. Il nous donnera une brioche. »
Les yeux s’allumèrent comme six réverbères miniatures.
« Alors, c’est déjà le matin ?
— Oui, mon père. Il doit bien être plus de quatre heures. On doit se dépêcher, avant le soleil.
— Quatre heures. »
Il resta planté devant la charrette comme s’il réfléchissait. Quatre heures, deux heures, sept heures. Quelle importance ? Il lui fallait un pantalon. On verrait après.
« Mon père ?
— Allez-y. Votre brioche vous attend.
— Pourquoi vous courez ?
— Tu es poursuivi par le Diable ? » compléta la plus jeune pour placer le débat sur le terrain des histoires qui font peur.
« Non, s’efforça-t-il de rire. Le Diable a autre chose à faire que de poursuivre les curés.
— Ben, les curés sont les ennemis du Diable, pas vrai ?
— Oui, mais le grand Belzébuth reste toujours à sa place. En Enfer. Il a suffisamment d’âmes de pécheurs à tourmenter là-bas pour ne pas venir perdre son temps ici ! Allez, foncez chez votre boulanger !
— Bonne journée », répondirent-ils en chœur.
Puis l’attelage passa le coin sans un bruit, sur des coussinets de labrador.
Belzébuth. Il s’étonnait lui-même d’avoir utilisé cette appellation profane qui poissait la superstition de grand-mère. Et pourquoi pas Baphomet ? Avant que la sale idée ne cristallise, il l’enfonça violemment dans le limon du fond de sa tête.
Joseph laissa revenir l’obscurité et le silence. Il s’était arrêté de courir, enfin. Il remercia encore les petits laitiers. Personne ne le suivait. Il marcherait à présent. Avec dans la main le souvenir apaisant du pelage d’un labrador, le poil du dessus de la tête, le plus doux.
De la bourbe de ses pensées, enfin disciplinée par son pas plus égal, de longues spéculations pouvaient s’extraire, comme des vers de vase remontant en torsade à la surface plus claire.
Pourquoi suis-je allé là-bas ? se demanda-t-il.
Éloïs ou pas, il se serait de toute façon rendu au 5 de la rue Galvani, l’adresse de Marcel. C’était Éloïs qui l’avait suivi et non l’inverse. Alors pourquoi ?
Pas pour sauver l’enfant, non. Il l’avait déjà rejetée, cette excuse trop facile. Marcel était mort. Le seul moyen de le retrouver était de mourir à son tour. Le seul moyen de lui parler était de demeurer auprès de son cadavre, à la morgue de l’Hôtel-Dieu, et d’essayer encore d’en tirer quelques mots.
Alors pourquoi ? Pour sa théorie ? C’était leur plan d’expérience initial. Marcel devait observer et répondre à ses questions.
De là-bas, de l’Au-delà. À quoi y ressemblaient l’air et le ciel ? Y avait-il un soleil ? Où étaient passés les autres ? Les autres âmes des défunts, les femmes du Bazar de l’Hôtel de Ville, par exemple ? Pouvait-il les voir, leur parler ? Et lui, Marcel, avait-il un corps là-bas ? Avait-il des jambes assez solides pour marcher ? Des mains pour toucher, des yeux pour voir ?
Et surtout, surtout, dans deux jours, il aurait pu lui dire ce qui se passerait. Pourquoi basculerait-on brutalement de ce Paris de grisaille au néant du purgatoire comme le prévoyait son cahier ? Dans moins de deux jours maintenant.
Mais quel rapport avec la rue Galvani ? En fait, ce qui lui déplaisait tant, c’est que Marcel lui avait fait faux bond, il avait décidé de jouer un autre jeu, le sien, le jeu des démons qui vous kidnappent et vous enferment dans les immeubles du XVIIe, le jeu qu’il continuait à jouer tout seul, il ne savait où.
C’est tout ce qui lui restait, cette rue Galvani. Voilà pourquoi il y était allé. Simplement parce qu’il ne pouvait pas rentrer à la maison et se coucher là-dessus. Il s’était rendu rue Galvani comme on visite la maison natale de son auteur favori. Une balade introspective, l’espoir d’une émotion. Il avait été servi !
Il leva le nez. 112, boulevard de Courcelles. C’était amusant comme, sur le chemin, ses pas l’avaient ramené ici, devant le cocon bourgeois des Bienvenüe, devant le portail ouvragé que Lucille avait franchi sans se retourner. C’était il y a si longtemps.
Une fenêtre était éclairée, tout en haut. Une seule. Et si Éloïs était rentré ? Il sonnerait, on lui ouvrirait, Éloïs lui-même, peut-être. Ils tomberaient dans les bras l’un de l’autre. Ils riraient de leur expédition rocambolesque, de leur peur de gamins. Lucille verserait une larme et tout serait oublié.
Il sonnerait et monsieur Bienvenüe père lui ouvrirait. Le grand Fulgence. Une tête de cadavre épuisé par la veille et l’inquiétude. Il exigerait des explications. Des policiers se joindraient à l’interrogatoire. Il devrait supporter les hurlements de Lucille, les appels désespérés à son jumeau disparu. Il devrait supporter sa propre culpabilité et son impuissance.
Non. Il ne pouvait pas sonner. Il fallait retrouver Éloïs d’abord. Ils franchiraient ce portail ensemble ou plus jamais.
Éloïs. Satané emmerdeur ! Pourquoi fallait-il que Lucille ait un frère ? Et quelle mouche l’avait donc piqué ce soir ? Jamais auparavant il n’était venu lui rendre visite à l’Hôtel-Dieu et encore moins dans cette morgue qui ne convenait pas à son rang. Il l’avait appelée la décharge aux macchabées un jour où, devant une tasse de thé, Lucille avait une fois de trop vanté les mérites de son saint Joseph.
Mais cette nuit, il l’avait suivi sur le pont d’Arcole, dans le métropolitain, puis sur le chemin du retour jusqu’à l’hôpital. Il avait écouté à la porte de la morgue et ne l’avait plus lâché jusqu’à la rue Galvani. Pourquoi ?
Dans une portée de jeunes loups, il faut toujours qu’il y ait un meneur, une bête plus coriace qui veut s’imposer à ses frères dans des jeux qui n’en sont pas vraiment. Éloïs s’était toujours comporté comme un jeune carnassier, persuadé qu’il n’y aurait qu’un seul vainqueur. Alors il l’avait suivi pour l’insupporter une fois encore, pour marquer un point de plus, pour user quelques nouveaux fils de la corde qui reliait sa sœur à Joseph, le coucou. Le coucou chez les louveteaux.
« Bon sang, Éloïs, quand donc me foutras-tu la paix ! »
Il s’était arrêté juste en face de l’immeuble et avait lancé sa réplique à voix haute à la fenêtre allumée. Il avait besoin de parler. Non, il avait besoin qu’on l’écoute. Un bon docteur Freud qui se tairait pendant qu’il viderait son sac. Il aurait pu tomber mort sur le trottoir et attendre qu’un saint Joseph vienne écouter ses petites histoires de cadavre. Non, pas saint Joseph. Lucille avait dit qu’il ne savait pas écouter. C’est elle qu’il lui fallait. Elle qui le confesserait sans juger et l’aiderait à se purger de sa fange comme on décrasse un conduit.
En lui racontant la rue Galvani, il comprendrait mieux lui-même ce qu’il y avait vu, comme lorsque sa théorie s’était animée devant ses yeux dans le wagon du métropolitain.
Il lui décrirait l’étrange cérémonie. Un pied dans le Moyen Âge, avec son grand prêtre et ses incantations absconses ; l’autre dans le nouveau siècle, avec les bobines de cuivre, les ampoules et le filet métallique.
Il lui dirait tout le bien qu’il pensait de ces sectes qui infestaient les arrière-cours de la capitale. Ces gourous barbus en toge de satin qui vous expliquent que tout est dans tout et que vous ne pouvez pas comprendre avec votre esprit cartésien. Leur monde trop simple où tout a un sens et où rien n’est coïncidence. Leur univers de symboles, de lunes et d’étoiles, de croix comme ci, de croix comme ça, d’arbres à cinq branches et de candélabres à sept, d’évidences que l’on a toujours sues et de sagesses ancestrales.
Il peindrait pour Lucille le tableau du sacrifice du bûcheron en chemise blanche. Où était-il maintenant ? En fuite avec les autres, emmenant en otage un Éloïs ligoté dans un sac ? Et le tableau du fantôme tout noir qui surgit de rien comme un diable d’une boîte. Un diable ? Baphomet. Le démon du palier qui fait fuir le petit Marcel. Il recracha l’amalgame, la juxtaposition à laquelle son esprit n’était pas prêt. Idées de mécréant, retournez dans la boue !
Il parlerait à Lucille du pauvre Raymond sur sa chaise, son ami oublié, le seul qui n’avait rien à faire là. Qu’y faisait-il d’ailleurs ?
Lucille.
Lucille ! Là-haut ! Au troisième étage. C’était la fenêtre de la chambre de Lucille ! Pourquoi la lumière était-elle allumée ? Que faisait-elle déjà debout ou pas encore couchée ? À quatre heures passées.
Les godasses de Joseph jugèrent que la pause avait assez duré. Il reprit sa marche de mort vivant vers son nid de la rue Marguerite. Avec un retard, les vers de vase reprirent leur ascension vers la surface claire, quelque part entre l’os frontal et l’occiput.
Raymond était un implexe. Et lui aussi, Joseph. C’est le policier qui l’avait dit. Je suis un implexe, se répéta-t-il, comme s’il se découvrait une famille cachée, un héritage mystérieux, une branche coupée de sa généalogie, un monde qui lui chuchotait : Viens ! Qu’est-ce que cela signifiait ? Quel lien l’unissait à ce vieux soldat estropié pour qui il comptait tellement, au point d’affirmer qu’il lui avait un jour sauvé la vie ? D’où le connaissait-il ? Pas de l’hôpital, à ce qu’il affirmait. Il n’en avait pourtant pas croisé tant que ça des hommes sans jambes, il se souviendrait. Un délire de buveur d’absinthe ? C’est ce dont il s’était persuadé jusqu’à cette histoire d’implexes.
Implexe, c’était aussi le nom du ministère d’Éloïs. Sale mot qui colle tout ce qu’il touche et qui fait une grosse boule de ces idées éparses qui n’avaient rien à faire ensemble.
Rue Marguerite. Déjà. La conclusion d’une fuite qui se termine en promenade. Il sortit sa clé du fond de sa poche. Le policier, le père de famille du commissariat, avait noté son adresse. Joseph l’avait lue dans son carnet avant de courir. C’est même lui qui la lui avait donnée, sans se méfier. C’était avant qu’il bascule dans le camp des criminels.
Ils viendraient donc le chercher, ça ne faisait aucun doute. Maintenant ? Demain, probablement. Tout à l’heure, en fait. Il ne les attendrait pas. Il se contenterait d’enfiler son pantalon et partirait d’ici, sans répit. Oui, mais pour où ?
Revenir à la rue Galvani et y chercher des indices ? Ausculter les fentes du parquet, autopsier les câbles calcinés. Et pour trouver quoi ? Une empreinte, qu’en ferait-il ? Le chapeau d’Éloïs ? Et pourquoi pas une carte de visite. Lucrèce Tartempion. Magie noire. Sur rendez-vous. C’était inutile. Et puis, il tomberait sur la bonne madame Daubert en sentinelle devant la porte. Inutile et dangereux.
Et quoi d’autre ? L’Hôtel-Dieu ? Il ne restait que quelques heures avant que la morgue ne s’anime à nouveau du balai des religieuses et des cadavres, de la danse du scalpel de sœur Marie-Pierre. Juste le temps d’attraper Marcel avant sa balade en tombereau jusqu’à la fosse commune. Peut-être la petite âme était-elle revenue derrière les yeux cousus au fil de soie ? Après avoir échappé aux démons de la rue Galvani, Marcel pouvait avoir cherché refuge dans la morgue-renardière de son compère Joseph. C’est ce qu’il aurait fait, lui.
Alors, le gosse des rues lui délivrerait le fin mot de l’histoire, l’arrière du décor, le secret du magicien. Et pourquoi pas ? Il n’avait pas de meilleure piste, de toute façon.
Il grimpa les escaliers sur la pointe des souliers. Cinq étages, jusqu’en haut. Il n’y voyait rien mais il avait l’habitude des retours nocturnes après une soirée trop longue passée à la morgue.
Il allait mieux. Le retour au chez-soi, la chaleur humide du terrier. L’homme est un animal, pensa-t-il.
Mais quelque chose bougea dans l’obscurité du dernier palier, son palier. Le bruit froissé d’un dormeur qui se tourne.
« Il y a quelqu’un ?
— Je vous ai entendu. Qui êtes-vous ?
— Joseph ?
— C’est toi, Lucille ?
— Mon Dieu, Joseph, tu es enfin rentré ! »
Elle se jeta à tâtons dans ses bras. D’abord de travers, puis elle corrigea pour bien se blottir contre son torse.
« Lucille, que fais-tu ici ?
— Je t’attendais, Joseph.
— Toute seule ? Dans le noir ?
— J’étais si inquiète. »
Jamais il ne l’avait tenue dans ses bras de cette manière. Leurs corps se touchaient tout du long. Leurs poitrines, leurs jambes, leurs ventres. Il posa la joue dans ses cheveux pour parfaire la fusion. Il remercia les ténèbres qui avaient autorisé cela.
Dans l’absolue noirceur du palier aveugle, il l’imagina dans son manteau bleu, son œillet toujours en boutonnière. Il retrouvait le parfum de fleurs des champs dans ses cheveux blonds, juste sous ses lèvres, un parfum que la journée avait dilué et qui laissait filer les traces d’une odeur plus vraie, une essence intime, sa Lucille comme il ne l’avait jamais goûtée.
Mais elle s’écarta de lui tout entière en tendant soudain les bras, le rejetant au bord de l’escalier.
« Et mon frère ? Où est Éloïs ?
— Il n’est pas avec moi, Lucille.
— Ce n’est pas possible ! Il est forcément avec toi ! »
Puis elle appela dans les ténèbres.
« Éloïs ! Éloïs ! »
Son cri résonna jusqu’au bas de la cage d’escalier. Joseph pensa aux voisins endormis, au scandale, aux policiers qui le cherchaient. Il fouilla l’obscurité en agitant les bras sans trouver Lucille.
« Il n’est pas ici, je te dis. Ne crie pas !
— Mais où est-il ? Dis-moi que tu sais où il est, dis-le-moi !
— Calme-toi et entrons chez moi. »
Sa clé trouva toute seule le chemin de la serrure, à la manière d’un petit animal dressé par des années de routine. Joseph se précipita sur la table de chevet, la bougie, les allumettes. Il tendit la flamme vers la porte.
Lucille s’y tenait dans une robe blanche sans forme, presque une chemise de nuit. Ses bras pendaient sans vie le long de son corps ainsi que ses cheveux filasse abandonnés à leur état sauvage. Au contact de la lumière, ses yeux s’embuèrent avant même d’avoir croisé le visage de Joseph.
« Mon Dieu ! Éloïs ! Papa a téléphoné partout. Il est introuvable. Jamais il n’est rentré après onze heures. Jamais. Je suis tellement inquiète. Nous étions ensemble sur le pas de la porte, tous les trois, te souviens-tu ? Pourquoi n’est-il pas entré avec moi ? »
Et plus elle parlait, plus les larmes inondaient son visage, jusqu’à noyer son cou, sans qu’un seul instant elle fit mine de les essuyer, les mains toujours mortes pendues des deux côtés de son corps.
Joseph fit un pas. Elle recula sur le palier.
« Le pauvre papa. Il n’a pas dormi. Et le tsar qui arrive demain. Comment va-t-il faire ? Il est furieux. Mais moi, j’ai peur, Joseph.
Il est arrivé quelque chose à Éloïs. J’en suis certaine. Quelque chose de terrible !
— Ne reste pas là, Lucille. Entre, s’il te plaît.
— Dis-moi que tu sais où il est. Dis-le-moi !
— Oui, Lucille. Je sais où il se trouve. »
Que pouvait-il dire d’autre ? Il n’avait pas réfléchi. Elle avait suffisamment pleuré pour aujourd’hui. Il aurait dit n’importe quoi pour qu’elle revienne à ses côtés.
Lucille entra et ferma la porte derrière elle. Elle avait une mine épouvantable. Joseph ne lui avait jamais vu ces yeux vides et sans contraste, cette peau cireuse que la bougie faisait jaune, ces lèvres exsangues secouées par des frissons en saccades, trempées de larmes.
« Où est-il ? Dis-le-moi !
— Tu sais, tout à l’heure, je l’ai suivi quand nous nous sommes séparés.
— Tu l’as suivi ?
— Oui. Son nouveau boulot m’intriguait. J’ai vu qu’il ne rentrait pas chez vous, alors j’ai voulu savoir où il allait. Tu connais ses airs d’espion. J’ai pris ça comme un jeu. »
Un sourire passa sur les lèvres de Lucille, le reflet sur sa bouche de l’image de son frère qui lui traversait les yeux. Elle le chassa comme une erreur. Joseph continua.
« Il se rendait vers l’ouest, vers la porte Maillot. Il est entré dans un immeuble d’une rue étroite que je ne connaissais pas, et je ne l’ai pas suivi. Rapidement, la police est arrivée. J’ai pensé que c’était lui qui les avait appelés en renfort. Des gens sont sortis en courant et ont fui en voiture. Je n’ai pas vu si Éloïs était parmi eux. La police n’a emmené qu’un homme, un infirme, un cul-de-jatte. Éloïs n’était plus là. Je ne suis pas sorti de ma planque, je n’avais rien à faire là.
— Qu’est-ce qu’Éloïs allait faire là-bas ? Sans toi, en plus. Ça ne colle pas.
— Qu’est-ce qui ne colle pas ?
— Papa a appelé l’oncle Alexis par téléphone, au ministère. Tu sais, Alexis de France, le secrétaire d’État. Les Affaires implexes. »
Le sale mot dans la bouche de Lucille lui donna le frisson.
« Et alors ?
— Eh bien, il a justement dit qu’Éloïs était avec toi.
— Avec moi ?
— Oui. C’était la mission que l’oncle Alexis lui avait confiée. Sa première mission au ministère.
— Il m’espionnait ?
— Non, bien sûr, mais il devait rester avec toi. C’est ce qu’il a dit. J’ai pensé que c’était pour te protéger.
— Me protéger ?
— Tu es célèbre maintenant. Ils ont peut-être eu vent de menaces.
— C’est ridicule, il me l’aurait dit. »
Je suis implexe, se répéta Joseph en fixant la flamme de la bougie. Et il existait un ministère des Affaires implexes. Un ministère qui fichait les gens, les gens implexes, les Joseph et les Raymond. Un ministère qui faisait suivre les implexes par des Éloïs en chapeau melon, des Éloïs armés d’un pistolet chargé. Tout à l’heure, les policiers du XVIIe allaient amener Raymond au ministère, comme c’était écrit sur le carnet du maton. Au ministère d’Alexis de France, l’oncle d’Éloïs. Éloïs le fonctionnaire des Affaires implexes qui par la fenêtre du 5 de la rue Galvani, perché sur une margelle aux côtés de l’implexe Joseph, observait sur sa chaise l’implexe Raymond. La convergence lui fit tourner la tête et les volutes boueuses troublèrent sa vision.
« Il faut que je parle à ton oncle Alexis !
— Toi ? Pourquoi ?
— Pour qu’il me dise ce qu’il sait de la mission de ton frère.
— Et pourquoi ferait-il ça ? C’est un homme très pris, tu sais, un secrétaire d’État. Je pense qu’avec la visite du tsar qui commence demain, il ne pourra pas te voir. Pas avant longtemps.
— Mais un de ses hommes a disparu. Si je lui raconte ce que j’ai vu, il y verra peut-être un indice, il reconnaîtra peut-être ces truands que j’ai vu fuir en voiture.
— C’est à la police qu’il faut dire tout cela.
— Ça prendra des jours. Ton frère est peut-être en danger, il faut faire vite. »
Elle s’était avancée, gratifiant d’un pas chaque argument de Joseph. Saisissant le tissu de sa manche contre sa paume, elle essuya ses larmes de deux coups secs qui évoquaient la détermination ou la colère. Puis elle s’assit sur le bord du lit, à côté de lui, et entreprit de remettre de l’ordre dans ses cheveux. Peine perdue.
« Je viens avec toi, trancha-t-elle.
— Lucille, tu plaisantes ? » Le mot était mal choisi. Il n’osa pas tourner la tête vers elle. Il avait conscience de ne pas pouvoir aligner deux idées. Son horizon se perdait dans un tourbillon de bourbe. Son unique certitude était que Lucille n’avait pas à entrer dans cette histoire. Surtout pas. Comme Éloïs, à la morgue, qu’il aurait dû renvoyer chez lui.
« Non, Lucille. Il n’en est pas question.
— Et pourquoi donc ? Vas-y, trouve-moi une bonne raison !
— C’est entre Éloïs et moi. Je n’aurais jamais dû le suivre et je me sens responsable de lui désormais.
— Au contraire, grâce à toi nous savons où il est allé. Allons rencontrer l’oncle Alexis. Tu lui répéteras ce que tu m’as dit et tu y ajouteras les détails qui te reviendront. Ce sera bien plus efficace que d’aller remplir des formulaires au commissariat.
— D’accord. Bien sûr, c’est ce que je ferai. Mais il ne faut pas que tu viennes avec moi. Rentre chez toi, Lucille.
— Mais tu m’énerves à la fin ! Et puis, au ministère, tu ne passeras même pas le premier gardien à l’entrée. Tandis qu’avec moi, la nièce de monsieur le secrétaire de France, tu rentreras comme chez les quarante voleurs. Je serai ton sésame ! »
Elle avait cogné du poing sur le couvre-lit. Joseph ne répondit pas parce qu’aucune réponse ne lui était venue. Perdu dans la contemplation des ombres changeantes, il devait donner au limon le temps de reposer.
Mais il y eut un bruit derrière la porte. En haut de l’escalier, quelqu’un cherchait dans l’obscurité où poser le pas suivant. En balade dans la gadoue, chez les implexes de l’oncle Alexis, l’esprit de Joseph n’eut même pas l’occasion de se demander comment réagir. Lucille lui fit signe de se taire puis elle souffla la bougie.
Ils entendirent sur le palier une main glisser sur le mur. Vers le haut, vers le bas, décrivant sur le papier peint de larges arcs de cercle qui enfin rencontrèrent la porte.
Puis on frappa. Doucement. Pour ne pas alerter.
« Joseph ? Joseph, vous êtes là ? »
C’était la voix de Fulgence Bienvenüe, pas d’erreur possible. Les quelques mots suffisaient à reconnaître l’autorité et la force embusquées derrière l’affabilité d’un vieil homme.
Comme une araignée aux longues pattes, Joseph sentit les doigts de Lucille courir sur son cou, son menton avant de se plaquer sur ses lèvres. Et derrière tout cela tournoyait la vase où s’embourbait toute tentative de comprendre quelque chose.
« Joseph, vous êtes là ? répéta-t-il un peu plus fort. Joseph ? Lucille ? »
Ils étaient assis côte à côte sur le bord de son lit de curé, la main de l’une sur la bouche de l’autre, au milieu des ténèbres, à trois pas à peine de cette porte qui les apostrophait.
Dehors, la main du vieil homme tenta sa chance sur la poignée. Joseph entendit la porte grincer sur ses gonds. Il cessa de respirer.
Il imaginait le petit homme sévère, en costume gris, sa manche vide repliée, debout dans le cadre de la porte ouverte. Juste là.
« Joseph ? Lucille ? »
La voix n’était même plus étouffée par l’épaisseur du bois. Tellement nette que Joseph crut y déceler un tremblement, une inquiétude, une fissure dans le roc, de celles qui vous inondent un tunnel du métropolitain en moins de deux. Le Père Métro était debout en face d’eux. Là, juste là, derrière à peine trois mètres d’obscurité. Il aurait pu le toucher d’un seul bond. Joseph raidit le dos. La main de Lucille pressa davantage.
Quelques minutes de silence, puis des pas qui reculent, des pas qui renoncent face aux ténèbres impénétrables. La porte se referma avec politesse et les pas s’éloignèrent dans l’escalier, marche après marche, prenant garde de ne pas glisser.
Ils durent attendre encore longtemps avant d’oser craquer une allumette. Joseph avait fermé les yeux, peut-être pour mieux profiter du contact des doigts sur ses lèvres. La flamme de la bougie le ramena à l’urgence.
« Pourquoi ton père nous cherche-t-il ?
— Parce que je ne suis plus dans ma chambre, pardi ! J’ai laissé un mot sur mon lit pour expliquer que je venais t’attendre ici.
— Oui, j’ai vu de la lumière à ta fenêtre en arrivant.
— Alors il me cherche. Forcément !
— Mais Lucille, toi après Éloïs, il doit être mort d’inquiétude. Pourquoi m’as-tu empêché de lui répondre ? Tu dois rentrer chez toi tout de suite !
— D’abord il n’en est pas question parce que je viens avec toi au ministère. Et ensuite, il va falloir qu’on file d’ici en vitesse parce qu’il va revenir avec de la lumière. Nous aurions dû fermer la porte à clé.
— C’est de la folie, Lucille. Ta place est chez ton père. Il a besoin de toi. Je saurai me débrouiller seul.
— C’est assez ! cria-t-elle. Je n’en peux plus de jouer mon rôle de jeune fille bien éduquée. Mon frère a disparu, tu comprends ? Mon frère jumeau, mon Éloïs. Rien ne m’empêchera de te suivre. Nous irons au ministère. Mon oncle m’écoutera. Et tu lui diras tout. »
Elle avait toujours les mêmes yeux décolorés et les mêmes cheveux décoiffés, mais ils s’accordaient différemment maintenant, pour lui faire un visage d’amazone farouche qui ne lâcherait pas de sitôt sa détermination d’acier.
Depuis qu’Éloïs s’était dissous dans l’air de la rue Galvani, Joseph avait l’impression d’avoir changé de monde. Ce trou noir, ce piège dont il devait fuir maintenant n’était plus sa mansarde tranquille de séminariste ; cette furie échevelée qui n’allait pas le lâcher n’était plus la Lucille aux gants de résille et au manteau bleu. Quel était ce monde où la police poursuivait les curés, où les enfants morts fuyaient des démons que des gourous en toge convoquaient d’un coup d’interrupteur ? Ils l’avaient appelé Baphomet. Marcel, Baphomet. Le même amalgame qui tournait encore dans les humeurs boueuses de son crâne.
Lucille se tenait sur le palier. Il ne l’avait pas sentie partir.
« Allez viens, Joseph ! Nous n’avons pas le temps.
— Non, Lucrèce ! Tu ne peux pas venir avec moi. Ce n’est pas possible !
— Comment m’as-tu appelée ? »
Son corps se glaça dans l’instant. Ses idées se figèrent en un répugnant sorbet à la terre et aux vers de vase. Et il se vit dans la peau de l’infidèle d’un mauvais vaudeville, celui qui bredouille comme un imbécile pour faire rire les grand-mères du premier rang.
« La fatigue… Une fille qui a presque le même nom que toi.
— Tu fréquentes des filles maintenant ?
— Une boniche à l’hôpital.
— Une boniche ? Je ne savais pas que tu utilisais ce genre de vocabulaire.
— Tu as raison, allons-y. Ton père va revenir. »
Dans la rue, ils déguerpirent à l’opposé du boulevard de Courcelles, vers Wagram et la porte de Champerret. Un grand détour les attendait, un arc de cercle qui les amènerait à la place Beauvau et au ministère des Affaires implexes. Avant l’ouverture des bureaux, ils avaient bien le temps d’y arriver.
Sans interrompre son petit trot, Lucille tenta de se recoiffer un peu.
« Mon Dieu ! Nu-tête et en robe d’intérieur ! Quand le soleil se lèvera, qu’est-ce que les gens vont penser de moi dans la rue ?
— Ne t’inquiète pas, Lucille, mous ne resterons pas sur le trottoir. J’ai pris de l’argent. Nous attraperons un fiacre et nous n’en sortirons pas avant l’heure des bureaux. Personne ne te verra. Personne ne nous verra ensemble. Et puis… je te trouve très jolie comme ça. »
Elle sourit. Joseph n’eut pas le courage de lui sourire en retour. Voilà qu’il enlevait la fille du grand Fulgence à qui il avait déjà volé un fils. Voilà qu’il mentait à sa Lucille, sa seule amie, l’amour qu’il n’avait jamais confessé qu’à un vendeur de patates.
Il n’avait pas voulu qu’elle le suive. Mon Dieu, non. Il n’avait pas voulu.
Quand Joseph repensa au pantalon, il était bien trop tard.